Jivya Soma Mashe / Richard Long : une rencontre

Jivya Soma Mashe et Richard Long, Warli aera, Thane District, Maharashtra, 2003.


Dialog : Richard Long / Jivya Soma Mashe, Museum Kunst Palast, Düsseldorf, 2003.
Richard Long / Jivya Soma Mashe, Padiglione d’Arte Contemporanea, Milano, 2004.

Richard Long et Jivya Soma Mashe, Museum Kunst Palast, Düsseldorf, 2003.

Introduction

L’idée de cette exposition est née lorsque j’habitais en Inde, de 1996 à 1999, au cours de mes multiples voyages employés à la découverte et à l’étude de l’art de la tribu Warli dans l’Etat du Maharashtra, à 150 km seulement au nord de Mumbay (Bombay).
Au cours de chacun de ces voyages, j’avais l’occasion de marcher de nombreuses heures, de village en village. Les paysages dans leur rudimentaire beauté, mais plus encore, de multiples détails dus à l’intervention des hommes dans la nature, m’évoquaient imperceptiblement le land art, et plus précisément, l’œuvre de Richard Long, elle aussi dans sa rudimentaire beauté.
Dans leurs façons d’étaler par terre de simples morceaux de bois afin de les faire sécher au soleil, d’étendre au sol leurs récoltes de riz ou simplement encore, et parmi bien d’autres exemples, de nettoyer quotidiennement le sol de leurs huttes en terre battue, les Warli rappellent, par l’attention, recherchée, sensible, gracieuse, apportée à chacune des ces actions, que leur seule divinité est la déesse mère, déesse de la terre, de la fertilité et de la fécondité. Ce culte, s’il en est, leur a inspiré, et leur inspire encore de nos jours, un profond respect pour la nature. Chaque peinture Warli, par ses thèmes, ses motifs, son style rudimentaire, semble être un éloge à la Terre tout comme semble l’être aussi toute œuvre issue du land art.
Ainsi est né, ou plus exactement à germé, l’idée de cette exposition, voyage après voyage, saison après saison. L’idée qui n’était au départ qu’un sentiment, qu’une perception indéfinie aux hasards de marches dans le paysage Warli, prit la forme de cette rencontre, celles de deux artistes, de deux hommes issus de cultures, certes fort différentes, mais appartenant avant tout au même monde, à la même Terre, et ayant à son attention de semblables égards.

Hervé Perdriolle, 10 avril 2003.

Maison de Jivya Soma Mashe, Thane District, Maharashtra, 2003



En attendant G.

L'art est avant tout affaire de questions. Des sites rupestres à l'art des pyramides, de l'art sacré à l'art moderne et contemporain, l'histoire de l'art est le plus vaste ensemble de questions qui nous renseignent mieux sur l'histoire de l'humanité que toute "réponse" péremptoire. L'histoire de l'art est à la dimension de l'histoire de l'humanité : celle d'une suite de questions sans fin. De la qualité et de la diversité de ces questions dépendent la richesse et la pertinence de l’histoire de l’art. Dans cette confrontation, dialogue s'il en est, entre Richard Long et Jivya Soma Mashe il n'y a aucune réponse, seulement des questions. Un ensemble de questions aux origines les plus diverses.
Dialogue s'il en est ? Jivya Soma Mashe est issu de la tribu des Warli. Comme la plupart des membres de sa tribu, et malgré le succès et de nombreux voyages en Inde et à l'étranger, Jivya Soma Mashe parle encore et seulement le Warli, un dialecte qui ne s'écrit pas. Ayant eu une scolarité écourtée, j'ai appris l'anglais lorsque que j'habitais en Inde de 1996 à 1999. J'y ai appris l'anglais avec peu d'assiduité et une pratique limitée à mes voyages dans l'Inde profonde, celle des villages où la pratique de l'anglais est tout aussi répandue que réduite à un vocabulaire restreint. Richard Long parle juste quelques mots de Français. Chaque jour, durant une semaine, nous avons visité, en compagnie de Denise Hooker, plusieurs villages, rencontrés de nombreux warli, hommes, femmes, enfants et vieillards avec lesquels nous avons discuté, échangé quelques mots (chacun dans nos langues respectives) comme l'on peut échanger des offrandes, des cadeaux. Des langues et des dialectes, des mots et des phrases semblables à des objets, sans significations précises, pour les uns comme pour les autres. Des mots et des phrases comme des objets intimes : présents, chaleureux, simples. Combien de fois ais-je eu, de retour de voyages, l’impression d’avoir dialogué avec Jivya Soma Mashe tant ces mots que nous échangions comme des objets étaient animés d’une vie propre ? Combien de fois ais-je parlé à Richard pensant qu'il me comprenait systématiquement ? Il en n’était rien. Seule son éducation et sa politesse me laissaient croire, par de chaleureux acquiescement, qu'il me comprenait invariablement. Au détour d'incompréhensions totales ce subterfuge n'était plus possible. Nous étions alors comme deux personnes parlant un dialecte différent. Nous deux, trois avec Jivya Soma Mashe, et les Warli, étions comme les acteurs d'une pièce énigmatique. Esquissant une mimique à la Jacques Tati -dont l'admiration le pousse parfois à un certain mimétisme- et dans un français très british, Richard Long évoqua, à propos de nos curieux comportements linguistiques, "En attendant Godot" de Samuel Beckett.
Beckett, Tati, Long, Mashe, les Warli et leurs attitudes si spéciales, si retenues, discrètes et attentionnées, l'Inde : celle des "Adivasi" (nom donné par les Indiens pour désigner les populations tribales et signifiant littéralement "premiers habitants"), ce climat chaud et humide, ces paysages composés d'une multitude de petites parcelles de terrain (d'où l'origine du mot warli : "warla" qui signifie précisément "parcelle de terrain") où alternent terres brûlées par le soleil et rizières verdoyantes (grâce à une nappe phréatique généreusement irriguée par un vaste réseau de cours d'eau descendant des innombrables collines), ce relief révélant ostensiblement à travers une constellation de pierres (telle une pluie de météorites) son origine volcanique, les peintures de Jivya Soma Mashe et celles d'autres peintres Warli, les travaux in situ de Richard long, les nombreuses marches dans ces paysages, celle qui nous mena au sommet de la montagne sacrée (s'élevant face à la maison de Jivya Soma Mashe et dont le sommet ressemble formellement à un doigt pointé vers le ciel) ont été les éléments de décor de cette pièce sans dialogue, de cette histoire sans parole, qui s'est jouée en plein air dans le Thane District (Etat du Maharastra, Inde) du 29 janvier au 6 février 2003.

Hervé Perdriolle, 11 février 2003.

Richard Long, work in progress, Warli aera, 2003



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Copyright textes, photos et collection : Hervé Perdriolle
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